Publié sur le site MilEtUne d'après la photo suivante
De l'avenue de Breteuil jusqu'à la rue de la Paix, la foule dense m'empéchait d'apercevoir la case Départ où l'on distribuait à chaque tour un de ces précieux masques de protection contre la grippe .
En prime, on offrait vingt litres de lait à tous ceux qui avaient apporté leur bidon. Je poussais le mien du pied à chaque fois que la foule avançait mais j'aurais préféré gagner une vache; pour ça il aurait fallu que je tire l'unique Carte de Chance libellée "Vous avez gagné Marguerite".
Un excité brandissant un double-six me bouscula avant de disparaître à l'angle droit de la case Départ.
Je réajustai au mieux les boules Quiès que j'avais gagnées au tour précédent: le bruit des marteaux -piqueurs était intolérable et je me demandais comment les ouvriers qui creusaient-plus-pour-gagner-plus l'énorme trou de la Sécu à deux pas d'ici pouvaient supporter ce vacarme.
Huit heures que je tournais sur ce carré maudit et il me restait seulement trois masques sur les six que j'avais reçus, victime par trois fois de la case Impôts qui me ponctionnait d'un masque à chaque arrêt malchanceux.
Certains en venaient à souhaiter la prison, mais le bruit courait que l'intervention de la ministre à l'Assemblée n'allait pas améliorer le moelleux des paillasses.
Mon tour venait: je tirai un Cinq et m'empressai de gagner la case Chance... un bon d'achat m'attendait pour un lave-linge à retirer au siège des Verts. De retour à la maison, j'allais devoir convaincre Madame que ce lave-linge lavait aussi blanc et plus vert que le sien!
Je m'estimais heureux, on disait que certains lots étaient des arnaques comme le doigt d'honneur d'un démocrate allemand, une pomme de douche ayant appartenu à DSK, la photo encadrée d'un but de Benzema ou un thermos de gaz à effet de serre.
Cramponné à mon bidon vide, je ne pensais plus qu'à une chose: faire au moins un Quatre et quitter le jeu avec quatre masques et assez de lait pour un mois.
Sur la case France Télécom, médecins et psychologues attendaient fébrilement le trois cent vingtième candidat au suicide.
Je dus réprimer un éternuement, le bras plaqué sur la bouche; heureusement personne n'y pris garde, pas même Olivier De Carglass embusqué rue Lecourbe, inspectant chaque visage à la recherche d'un impact révélateur et qui n'aurait pas manqué d'alerter les autorités sanitaires avant qu'une fissure nasale irrémédiable n'entame le capital Santé et déclenche la fureur des marteaux-piqueurs.
Résigné, je m'assis sur mon bidon à lait... j'en avais pour une bonne heure avant que mon tour ne revienne; j'enfonçai largement les boules Quiès, autant pour échapper au bruit des marteaux-piqueurs qu'aux nombreuses rumeurs qui circulaient pour passer le temps: ça parlait d'impôts, de pouvoir d'achat, d'insécurité, de guerre chimique.
On murmurait aussi que Place Pigalle, Lady Gaga - dégoûtée de la viande - faisait un strip-tease moyennant un arrêt payant avenue Matignon.
Une rumeur infernale et soudaine me sortit de ma torpeur: il faisait presque nuit, j'avais dû dormir longtemps et passé mon tour plusieurs fois car je ne reconnaissais aucun des visages autour de moi. On criait que la case Chance ne délivrait plus rien et que tous les masques avaient été distribués; les seuls lots qu'on s'arrachait aux enchères à la case Départ étaient ces nouveaux compteurs EDF et quelques exemplaires du bouquin "Hold-uPS, arnaques et trahisons".
Les dés me brûlaient les doigts: je m'entendis hurler en sortant un Cinq. La case Départ et sa pompe à lait m'attendaient et j'en fis déborder mon bidon, trop occupé à surveiller les enchères; j'emportai le bouquin de l'arnaque pour dix huit euros et enquillai le boulevard de Belleville en traînant péniblement mon bidon.
Avec un peu de chance je trouverais un vélib à la station pour y charger mon lait; ça montait sec vers Ménilmuche mais je ne pouvais rentrer chez moi sans avoir respiré une grande goulée de cet air qu'avaient humé Piaf, Trenet, Chevalier et Signoret... au temps où le laitier vivait grassement tout comme la Sécu, quand Treiber s'appelait le docteur Petiot et Lady Gaga, Mistinguett, quand la prison servait à se refaire une santé, qu'on lavait son linge au lavoir et qu'on soignait son rhume à coups de cataplasmes aux pommes de terre ou à la moutarde.
Cramponné à mon vélib je respirai une dernière fois l'air du faubourg puis enfilant mon masque FFP2 et le boulevard de Ménilmontant, je tournai le dos au lave-linge de la Mère Denis pour prendre la direction du Père Lachaise... cette nuit j'aimerais bien dormir tout contre Pissarro, Daudet, Sarah Bernhardt ou Chopin.
J'avais dû pédaler un peu fort et je serais entré tout droit en prison si j'avais mal négocié le virage Simple Visite. Le Faubourg-Poissonnière scintillait dans la nuit et je m'y précipitai pour stopper à l'entrée de la rue de Paradis.
Mon bidon de lait avait roulé jusqu'à un joli petit hôtel à l'enseigne éclairée: Hôtel du Paradis. Autrefois ça valait dans les 6.000 francs mais j'étais trop fatigué pour faire la conversion.
J'y entrai machinalement sans vraiment savoir pourquoi; par bonheur la jeune femme qui me précédait dans l'escalier acceptait les bidons, elle sentait bon, s'appelait aussi Marguerite et je devinai qu'elle me souriait derrière son masque anti-grippe...
Sarah Bernhardt et Chopin attendraient.